PORTIEUX—VERRERIE
LA VERRERIE EN LORRAINE
Sous le Duc Léopold
Origine de la Verrerie de Portieux
Verrerie de Tonnoy
Vers 1690, l’établissement de Tonnoy, près Nancy, fut fondé par M. de la Pommeraye. Par l’ordonnance ci-dessous, le Duc Léopold accordait à M. de la Pommeraye et à ses ouvriers de nombreux privilèges :
« Scavoir faisons… nous avons permis et permettons audit exposant, par ces présentes, d’établir dans ledit lieu de Tonnoy une verrerie en un ou plusieurs fourneaux, avec pouvoir d’y faire fabriquer toutes sortes de verres, cristaux,… etc., glaces de miroirs de carrosses,… iceux, vendre, débiter ; jouir par lui, ses hoirs et associés pendant le cours de vingt années de cette permission, pleinement et paisiblement avec exemption pour tous les ouvriers étrangers qui employés et qui serviront actuellement en ladite usine, de logement des gens de guerre, fournitures, ustensiles, guets, gardes et généralement de toutes sortes de franchises, privilèges, immunités et exemptions dont ont accoutumé de jouir et user les autres verreries, desquels ouvriers ledit La Pommeraye nous donnera déclaration… Nous avons défendu à toutes autres personnes, de quelque qualités et conditions elles soient, d’établir d’autres semblables verreries sur toutes les terres de notre obéissance pendant l’espace desdites vingt années, qui commenceront au premier janvier de l’année prochaine, à peine de confiscation de leurs ouvrages et de 3000 francs d’amende, et à tous marchands d’apporter ni faire entrer, vendre, ni débiter dans toute l’étendue de nos États, aucuns ouvrages d’autres verreries aux mêmes peines que ci-dessus.
« A l’exception, néanmoins, des ouvrages de grosses verreries, comme bouteilles, cloches et verre à vitre, tels qu’ils se font dans les verreries établies en 1670 dans nos états, auxquelles nous ne voulons que ces présentes puissent nuire ni préjudicier. »
L’usine de Tonnoy étant à cette époque la seule qui travaillât en Lorraine (les anciennes verreries antérieures à 1670 s’étant éteintes pendant l’occupation française), elle avait le monopole de la fabrication du verre. Les privilèges accordés à cet établissement par l’ordonnance ci-dessus lui furent confirmés par une lettre patente en date de 30 mars 1699.
Malgré tous ces privilèges et la protection ducale, par suite de désaccord, les associés de M. de Lapommeraye ne tardèrent pas à se séparer de lui. Son usine allait disparaître et l’important établissement industriel établi à la Verrerie de Portieux, recevoir ses premières assises.
Cette séparation entraîna, en 1702, le partage du privilège accordé à Tonnoy et amena, en 1705, la création de l’usine de Portieux (les trois quarts du privilège furent accordés à cette dernière).
« Léopold… fait défense à tous particuliers,… tant de nos sujets que forains… d’apporter dans nos États, vendre, ni débiter aucuns des verres de qualités portées par lesdites patentes, que ceux provenant de la verrerie des suppliants (Portieux)… permet aux suppliants de faire faire visite ès maisons de vendeurs de verres, dresser procès verbaux de la quantité et qualité de verres que chaque marchand en aura, de les prendre pour leur compte et de les payer auxdits marchands sur le pied de facture qu’ils seront obligés de leur représenter (15 février 1705). »
A cette date Tonnoy n’existant plus, son privilège fut transmis en entier à Portieux. La nouvelle usine avait le monopole absolu de la fabrication d’un certain nombre d’articles de verrerie. Mais ce privilège ne fut pas toujours respecté, pas plus par le souverain lui-même que par les marchands.
L’ancienne verrerie éteinte de Trois Fontaines (Meurthe) s’étant rallumée après le retour de Léopold dans ses États, Magnien, propriétaire de l’établissement de Portieux, invoquant son privilège, fit en 1705, saisir les produits de la verrerie de Trois Fontaines. De là un procès qui finalement fut porté devant le Duc, et celui-ci ne donna pas raison à Magnien.
« Léopold,…(etc.). Le Sieur Antoine de Lutzelbourg a représenté qu’ayant, depuis notre heureux retour, fait rétablir la verrerie de Trois Fontaines, il l’avait fait travailler sans aucun empêchement, jusqu’au mois de janvier 1705… Que notre aimé et féal Magnien… se serait avisé de faire saisir lesdits verres, sous prétexte du privilège par nous accordé au Sieur Lapommeraye (au droit duquel le dit Magnien a été subrogé), d’établir une verrerie à Portieux, avec défense à tous autres d’en construire dans nos États,… sans considérer que, par ledit privilège, les verreries établies avant l’année 1670, sont expressément réservées, et que celle dudit Lutzelbourg est dans ce cas, ce qui aurait occasionné un procès entre eux… Comme par l’arrêt intervenu le 4 juillet 1708, il est ordonné, nonobstant les preuves y énoncées faites par Lutzelbourg en exécution d’un autre arrêt qu’il se pourvoira vers nous pour obtenir confirmation de sa verrerie avec permission de la faire débiter comme ci-devant toutes sortes de verres... comme avant l’année 1670… Défenses au dit Magnien et à tous autres de y troubler ni inquiéter… » (27 septembre 1708).
Au moment où cet arrêt fut rendu, Trois Fontaines était fermée ; cette usine venait de se réunir à celle de Plaine de Walsch, verrerie voisine fondée en 1707 par les Comtes de Lutzelbourg. Cette dernière usine porte aujourd’hui le nom de Vallerysthal et appartient, avec la verrerie de Portieux, à la Société anonyme des Verreries réunies de Vallerysthal et Portieux.
Outre Plaine de Walsch, et avant l’expiration du privilège de Magnien, nous voyons le duc Léopold dans un but réparateur et malgré les ordonnances antérieures, autoriser avec les mêmes avantages qu’à Portieux, la création d’une nouvelle usine près de Darney. C’était le réveil de l’industrie verrière en Lorraine. Il fut suivi de son développement complet, après 1718, par la construction d’établissements devenus importants, notamment Baccarat, Vannes le Châtel.
Verrerie de Portieux – Son développement
La nouvelle Verrerie était établie dans le village même de Portieux, sur l’emplacement actuel de la maison de Bajolet. On y fabriquait des verres à boire. Une maison profonde, au corridor long et étroit, située en face de l’emplacement de l’ancienne usine, porte encore le nom d’Arches et a pu servir de logement aux ouvriers d’alors.
Magnien, son fondateur, favori du Souverain, fut nommé contrôleur de son hôtel et anobli en 1701, et son établissement fut érigé en fief en 1709. Outre les privilèges énoncés plus haut, Magnien recevait « cinquante jours de terre à La Roye par chacune saison, quarante fauchées de prés, quatre jours de terres qui devront être convertis en vergers et jardins,… la permission de faire construire une maison au lieu et place desdites maisons et halles ou sur quelque terrain qui lui conviendra… le droit de colombier sur pied à quatre piliers… vingt bêtes rouges avec leur suite et 150 bêtes blanches aussi avec leur suite… le droit de les faire vainpâturer , par droit de parcours sur le ban et finage de Langley. En outre, pour la facilité de la Verrerie de Portieux, on lui donne le droit de faire construire et renouveler les halliers nécessaires à cet effet et de les transférer de forêt en forêt dans les lieux les mêmes (dédommageables ?), qui lui seront indiqués par le commissaire général réformateur des eaux et forêts… avec la permission de faire fabriquer dans ladite Verrerie de Portieux et sous les halliers ainsi renouvelés, le temps de son privilège expiré, toutes sortes de verres, cristaux. ».
Profitant de l’autorisation à lui accordée, Magnien créa en 1710 une nouvelle verrerie, lieu dit à La Fontaine de Viller. Pour déférer au désir de son souverain, Magnien construisit encore en 1714 une troisième verrerie destinée à produire des « glaces de miroirs et de carrosses et des verres ronds pour vitres ». Pour l’exploitation du troisième établissement, il s’associa au Sieur Dumanoir. Cette dernière usine, située en face de la précédente, à la lisière de la forêt de Fraize, a servi d’emplacement à l’actuelle.
Léopold, continuant à encourager et à protéger l’industrie verrière en Lorraine, et voulant récompenser les services rendus par Magnien, lui accorda, par grâce spéciale, 9000 livres pour ledit établissement et ajouta un fonds de 400 arpents de bois au fief érigé en 1709, puis, le 23 mai 1714, approuva l’acte d’association Magnien-Dumanoir. Cette société ne fut pas de longue durée : en 1718, elle était dissoute. Magnien s’adjoignit alors pour les trois usines Dordelu, Crétal et Dubois. Cette association et exploitation uniques eurent pour résultat l’abandon et la démolition de la verrerie établie à Portieux, et la fermeture de celle de la Fontaine de Viller. La première avait vécu 13 ans et la deuxième 8 ans. Toute la fabrication allait se concentrer dans celle de Fraize. Les produits de la nouvelle usine sont de quatre sortes :
Verres en rond « aussi beaux et aussi fins que les plus beaux de France, mais une fois plus épais » qui sont soumis à un tarif imposé. Le prix de onze variétés de carreaux ayant de 6 à 16 pouces de hauteur et de 4 à 12 de largeur, s’échelonnait de 3 à 30 sols ».
Les mêmes en variété plus commune valant de 3 livres 12 à 40 livres.
Glaces de miroirs variant de 30 à 35 pouces de haut avec une largeur proportionnelle.
Verres à boire façonnés et unis « tout des plus fins et assortiment de toutes sortes de verre de différente manière ».
L’usine change de nom.
Jusqu’à présent, elle avait porté le nom de « Fraize, ou des 400 arpents ». Magnien va lui donner son nom : Magnienville. Les trois verreries réunies en une seule forment encore un bien modeste établissement (voir plan ci-joint). Néanmoins, de nombreux ouvriers y travaillent, se cantonnent et forment le noyau d’un village.
Le fief érigé en 1709 comprenait alors :
Donations et privilèges anciens : 150 jours de terres – 40 fauchées de prés – 4 jours de vergers et potagers – 400 arpents de bois – les verreries de Fraize et de Viller – droit de colombier sur pied ou à 4 piliers – 20 bêtes rouges avec leur suite - 150 bêtes blanches – le droit de les faire vainpâturer sur le ban et finage de Langley.
Donations et privilèges nouveaux : 4 arpents de bois – logement – chapelle – marcairie – bergerie – ruisseau de Belval – jusqu’au ban du prieuré et en 1722, droit de haute, basse et moyenne justice.
Le seigneur de Magnienville rend hommage pour son fief et prête serment de fidélité au Duc en 1727. A dater de ce moment, la nouvelle verrerie va prendre de l’extension. Bien située, au centre de forêts importantes, elle trouve abondamment, sur place, de quoi se fournir de combustible et fabrique le salin qui lui est nécessaire, et le Duc Léopold ouvre un débouché plus facile à ses produits par l’ouverture de routes et la construction de chaussées. Ces avantages n’empêchent pas la manufacture de glaces pour miroirs et carrosses d’être obligée de cesser toute fabrication dès 1723 : elle ne peut soutenir la concurrence française. Les autres produits, renommés déjà pour leur qualité et leur élégance, soutiennent facilement la concurrence : ils sont vendus jusqu’à Paris.
A cette époque, la verrerie de Magnienville comptait cent ouvriers. Si Magnien n’avait qu’à se louer de son Souverain, il n’en était pas de même de ses voisins, les moines de Belval. Comme aujourd’hui, les habitants de l’usine, à leurs moments de loisir, aimaient à se payer le plaisir de la pêche. Dans la nuit du 18 au 19 mars 1719, des serviteurs et ouvriers de Magnien se permirent de pêcher dans le ruisseau de Rochon, sur le ban de Belval. De là, procès perdu à Châtel, gagné à Nancy, et chicanes de toutes sortes entre les Bénédictins qui allaient jusqu’à se payer le plaisir d’insulter leurs juges – et Magnien, au sujet de propriétés, de limites, du ruisseau, de terrains, de droits de pâture et autres, d’abornements, de construction d’un moulin par Magnien, etc., qui se déroulèrent devant les diverses juridictions de 1719 à 1732. Magnien, soutenu par son Souverain, gagna presque partout. C’était l’heureux temps pour Magnien. Mais les trop nombreuses prodigalités du Duc Léopold avaient une fâcheuse répercussion sur l’état des finances en Lorraine : le déficit était considérable, les dettes nombreuses. A la mort de Léopold –1729-, son fils François III, sans égard pour la mémoire de son père, sans pitié pour l’industrie lorraine, révoqua et annula tout ce que celui-ci avait fait depuis 30 ans. Ni les légitimes remontrances qui lui furent faites, ni les réclamations fondées qui lui furent adressées de toutes parts, ne changèrent sa virile décision. Magnien, comme bien d’autres, fut dépouillé de son fief, qui devint propriété domaniale et la verrerie fut affermée. Une indemnité lui fut cependant accordée.
La verrerie, propriété domaniale.
La mesure radicale prise par le Duc François III pour rétablir les finances du Duché de Lorraine n’eut son plein effet qu’à partir du 1er janvier 1739, date de l’expiration du privilège accordé à Magnien. L’établissement de Portieux fut affermé à partir de cette date et les adjudicataires successifs jouirent de tous les privilèges accordés aux anciens propriétaires. L’usine fut adjugée en 1739 pour 2410 livres à payer annuellement, pour 3000 livres en 1752, 4000 en 1756, 6000 de 1756 à 1770, 7300 de 1770 à 1784 et 8400 de 1784 à 1796, époque où elle fut vendue comme bien national.
Pendant cette période, la prospérité de l’usine passa par bien des alternatives qu’il serait trop long de relater. Notons seulement qu’en 1740, des ouvriers que le concessionnaire avait fait venir de Bohême perfectionnèrent beaucoup la fabrication et apprirent à travailler aux ouvriers français. C’est un peu plus tard aussi que la famille de M. Mougin, le Directeur actuel, prit possession de la verrerie de Portieux. A cette époque, l’usine comprenait :
Deux halles, l’une de 64 pieds de long sur 40 de large, l’autre de 84 pieds sur 46
Un lavoir de sable
Un grand pavillon « pourvu de deux ailes et relié par un corps de logis, et un certain nombre de pavillons et de baraques où logeaient les ouvriers.
De 1739 à 1796, l’industrie du verre eut à supporter des crises terribles, qui ruinèrent la plupart des maîtres verriers lorrains et compromirent gravement la situation financière de ceux, bien peu nombreux, qui purent y résister. La première de ces crises eut pour cause l’établissement par la France d’un droit d’entrée de vingt francs par quintal sur les ouvrages de verrerie et de dix francs sur les bouteilles. C’était la suppression radicale de la plupart des débouchés des verreries lorraines et surtout de celle de Portieux, qui, à cette époque, exportait déjà une grande partie de ses produits dans les colonies françaises. Après bien des démarches, les intéressés obtinrent une réduction de ces droits qui, le 21 août 1759, furent fixés à 2 livres pour les bouteilles et à 7 livres par quintal pour les autres articles de verrerie. Chaque envoi devait être accompagné d’un certificat d’origine et les marchandises ne pouvaient entrer en France que par les bureaux de douane « convenus entre lesdits maîtres verriers et l’adjudicataire des fermes ». Malgré ces entraves, l’abaissement des droits d’entrée fut très favorable à l’industrie du verre en Lorraine. L’établissement de Portieux prit un grand développement et se livra exclusivement à la fabrication de gobeleterie.
Cette ère de prospérité fut de courte durée. En 1776, une nouvelle crise éclata. Elle était causée par le renchérissement du salin « matière extraite des cendres d’herbes et de bois et qui convertie en potasse, servait à la fabrication du verre ». Pendant la première crise dont nous avons parlé, les fabricants de salin, ne trouvant plus d’acheteurs en Lorraine, avaient exporté les produits de leur industrie, si bien qu’au moment de la reprise résultant de l’abaissement des droits d’entrée en France, le prix du salin qui était de 15 livres en 1758 s’éleva rapidement à 29 livres. Sur les réclamations des verriers, Stanislas, le 9 janvier 1762, interdit l’exportation du salin, qui tomba à 18 livres. Après la réunion de la Lorraine à la France, bien des arrêts des anciens ducs tombèrent en désuétude. On recommença à exporter le salin dont le prix atteignit 32 livres en 1776. Les mauvais jours étaient revenus. En 1778, Portieux éteignait un four ; 12 l’avaient déjà été dans diverses verreries de la région ; toutes réduisaient leur travail. La situation était critique. En Lorraine, 400 pères de famille étaient sans ouvrage. Étrangers pour la plupart, ils quittaient le pays et retournaient dans leur patrie. Enfin, grâce aux efforts de MM. Bour, fermier de la verrerie de Portieux et Renaud de Ste Anne (Baccarat), le roi de France interdit l’exportation du salin par arrêté du 14 janvier 1780.
La verrerie de Portieux pendant la Révolution.
Cet arrêté rendit à la verrerie de Portieux sa prospérité pour quelques années. Une crise plus redoutable que toutes celles qui avaient précédé était imminente. La Révolution approchait. Les forêts de la région étaient dans un état lamentable. Un certain nombre étaient détruites ; toutes étaient épuisées. Cette situation fut l’objet de nombreuses plaintes des populations usagères. Leurs réclamations furent formulées énergiquement dans « les cahiers de doléances, plaintes et remontrances du Tiers-État », rédigés à l’aurore de la Révolution qui fit table rase de tous les privilèges accordés aux maîtres verriers.
Il fallut dès lors acheter le combustible, prendre sa part de toutes les charges dont on était exempté jadis. Si l’on ajoute à cela les longues guerres qui suivirent la Révolution et supprimèrent à peu près toutes les relations de la France avec le monde entier, on comprendra combien la situation des verreries devint critique. Beaucoup disparurent : sur 19 qui existaient dans les Vosges, sous l’ancien régime, il n’en restait plus que 6 à la fin de la Révolution.
La verrerie de Portieux n’eut pas trop à souffrir pendant cette période. Sa qualité de propriété domaniale lui avait valu la continuation de la jouissance des forêts qui lui étaient affectées et qui lui fut laissée jusqu’à 1801, date de l’expiration du bail consenti en 1782 par l’ancien régime. Les propriétaires firent de vains efforts, pendant le Consulat et le Premier Empire pour obtenir la continuation de leur privilège. Ils durent se soumettre au droit commun et acheter leur combustible aux enchères publiques. C’était dur, en voici la preuve. La coupe, autrefois affectée à l’usine et pour laquelle les propriétaires offraient à l’État en 1801 la somme de 6545 F., fut vendue 23 000 F.
La verrerie de Portieux de 1801 à nos jours.
La verrerie de Portieux cependant n’avait pas trop souffert du nouvel état de choses, car dès 1802, le préfet des Vosges affirmait avec raison qu’elle était en pleine prospérité. Elle comprenait deux fours occupant 70 ouvriers ; une taillerie avec 4 ouvriers seulement venait d’être établie. De plus, on comptait de 8 à 10 apprentis de 8 à 16 ans. Les ouvriers étaient tous logés à la Verrerie et formaient 42 ménages comprenant 220 individus. Les deux fours en activité consommaient annuellement 2160 quintaux de salin, 6240 quintaux de sable venant des environs de Mirecourt pour le verre commun. Pour les verres plus fins, on allait le chercher en Champagne. On utilisait aussi, comme matière première, le manganèse que l’on tirait de la Haute Saône et enfin de l’arsenic. Les deux fours brûlaient 2800 cordes (8400 stères) de bois par an, d’une valeur de 8 à 10 F la corde sur pied. On fabriquait à Portieux « toute espèce d’ouvrages quelconques en verre, à l’exception des verres à vitres et des verres de table que l’on n’y fait plus ». La production annuelle était de 3 369 600 verres ordinaires. Le chiffre d’affaires s’élevait à 236 000 F par an environ.
Les objets fabriqués étaient vendus dans les Vosges, 2000 F environ ; dans les départements de la Meuse, de la Meurthe, de la Moselle, 12 000 F pour chacun. Le surplus, 220 000 F, était expédié aux villes frontières et une partie pour 150 000 F environ- vendue à l’étranger. Tout s’expédiait soit par voie de terre, soit par voie d’eau, par la Saône, vers Bordeaux, Toulouse, Beaucaire, Rouen, Bayonne, Marseille.
L’usine, actuellement.
Depuis 1870, les choses sont bien changées. La verrerie de Portieux est devenue la propriété de « la Société anonyme des verreries réunies de Vallerysthal et Portieux ». Le capital social est de 2 millions 110 000 F. Elle est régie par un conseil d’administration composé de 5 membres et un conseil de surveillance de trois membres. Dans chaque établissement, il y a un directeur, un sous-directeur, et de nombreux employés, 40 environ, pour Portieux.
La société fabrique ce qu’on appelle en termes techniques la gobeleterie en verre fin, en verre sonore et en cristal, c’est-à-dire, les services de table et tous les articles pouvant servir dans les ménages ou ailleurs. Ces articles sont soufflés ou moulés. Les pièces soufflées sont unies ou taillées. Les unes et les autres sont gravées à la roue ou à l’acide, décorées à chaud ou à froid ; d’autres enfin sont guillochées.
Depuis le commencement de ce siècle, la verrerie de Portieux a subi de nombreuses transformation. Tous les bâtiments et ateliers dont elle se compose ne remontent guère à plus de 25 ans. Les halles rustiques, les modestes fours sont remplacés par une halle magnifique mesurant 134 m de long sur 21 de large et par 4 grands fours Siemens de chacun 12 pots. Ces fours sont chauffés au gaz. A cette halle sont annexés des chambres d’arche, de modèles, des ateliers pour le nettoyage, le montage et la réparation des moules.
La taillerie de 4 ouvriers a fait place à une nouvelle qui en occupe 300. Chacun d’eux a sur son tour un robinet d’eau et un bec de gaz. Les salles sont chauffées à la vapeur et pourvues d’appareils de ventilation.
Citons aussi comme annexes de ces deux ateliers principaux, des ateliers de coupage et de rebrûlage au gaz, de décor, de gravure à la roue et à l’acide, de guillochage, de poterie, de briqueterie, de menuiserie, de charronnerie, des chambres où l’on fait les compositions, c’est-à-dire le mélange des matières premières servant à la fabrication du verre, de vastes magasins, des salles de réception, d’emballage, une usine à gaz. Les ateliers sont vastes, bien éclairés, bien installés. Toutes les précautions possibles sont prises pour en assurer la salubrité, ainsi que la sécurité des ouvriers.
L’usine de Portieux est munie de machines à vapeur d’une force totale de 175 chevaux, d’un outillage très complet, consistant en outils de verriers, cannes, ciseaux, moules dont un grand nombre montés sur des presses, tours de tailleurs, de graveurs à la roue, appareils à couper, à biseauter et à rebrûler, de machines à guillocher, à imprimer, etc., etc.
L’usine est sillonnée de chemins de fer Decauville sur lesquels circulent constamment des wagonnets servant au transport des matières premières et des objets fabriqués, ce qui assure une grande rapidité pour le transport des marchandises d’un atelier à l’autre et allège considérablement le labeur des ouvriers. Des monte-charge installés dans les magasins contribuent beaucoup à faciliter la tâche des travailleurs chargés d’emmagasiner les objets fabriqués ou de les expédier. Un raccordement avec la ligne de Charmes à Rambervillers permet aux wagons des compagnies de chemin de fer de pénétrer jusqu’au centre de l’usine.
Il y a deux siècles, la verrerie de Portieux fabriquait pour 120 000 F par an ; aujourd’hui, elle produit annuellement des marchandises pour 2 millions 200 000 F. Tous les jours on y fabrique de 38 à 40 000 pièces. Cette production, qui se répartit sur 8 à 9000 modèles différents, est expédiée dans le monde entier.
Étant donné l’accroissement de sa production, on comprend facilement combien son développement a été considérable. Elle occupe environ 1 000 ouvriers à Portieux, 1200 à Vallerysthal. Les salaires mensuels sont, pour les deux établissements, d’environ 160 000 F.
La plus grande partie des ouvriers occupés à la verrerie de Portieux sont du pays. Dès l’origine, elle comptait un certain nombre d’ouvriers bohémiens, mais il n’en existe plus aujourd’hui. Tout le personnel est français, à l’exception de quelques annexés venus d’Alsace-Lorraine. La main-d’œuvre représente environ 48 % de la production. Le personnel ouvrier y est très stable et les fluctuations de l’effectif sont insignifiantes. Depuis nombre d’années, aucun chômage sérieux n’a eu lieu. La régularité du travail a été la conséquence de la régularité des commandes. La durée du travail est au maximum de 10 heures par jour avec 6 travaux par semaine.
Les ouvriers sont payés tous les mois. Des avances sont faites dans l’intervalle des paiements à tous ceux qui en demandent. Les salaires sont très variables, depuis 20 F par mois pour le débutant, jusqu’à 350 F par mois pour le verrier adulte. Les ouvriers sont classés selon leur spécialité de la manière suivante : fondeurs, compositeurs, graveurs sur verre, graveurs à l’acide, coupeurs, biseauteurs, rebrûleurs, potiers, briquetiers, mouleurs-ajusteurs, emballeurs et manœuvres. Leurs salaires varient d’une façon très notable selon le travail produit et leur genre de travail.
La majeure partie des femmes, presque toutes les mères de famille restent à la maison et vaquent aux soins du ménage. Un certain nombre cependant, sont occupées à l’usine. Ces dernières forment avec les enfants apprentis un total de 300 ouvriers. Les unes et les autres sont généralement occupés à des travaux accessoires et peu fatigants.
La population qui vit « à la suite de la verrerie » et qui y habite s’élève à 1300 habitants environ. Sur les 1000 ouvriers occupés par l’établissement, 750 à 800 environ y sont logés avec leurs familles. Les autres habitent les villages voisins situés tous sur le parcours de la ligne de Charmes à Rambervillers. Des abonnements à prix très réduits consentis par la compagnie propriétaire de cette voie ferrée leur permettent de rentrer tous les soirs à leur domicile.
Ceux qui sont logés par l’usine habitent des cités ouvrières. Ces cités sont construites simplement, sans luxe et ne laissent rien à désirer au double point de vue de la salubrité et de l’hygiène. Un logement ouvrier comprend une cuisine, trois chambres, une cave et un grenier. Un jardin est affecté à chaque ménage. Ces cités construites par l’établissement sont sa propriété. Le prix du loyer payé par l’ouvrier est uniformément de un franc par pièce et par mois, soit par an 48 F pour un logement comprenant 4 pièces, une cave, un grenier et un jardin d’environ 1,75 a. N’est-ce pas là ce qu’on peut appeler des logements économiques ? Nous sommes bien loin de la baraque de la « houbette » (hutte de bûcheron) où campaient autrefois les verriers !
La sollicitude patronale ne s’est pas contentée de ces avantages accordés à l’ouvrier. Elle a voulu le protéger contre la maladie et lui assurer des moyens d’existence pour ses vieux jours tout en le faisant profiter d’un repos bien gagné par une longue période de labeur. Une caisse de secours et de retraite a été créée en 1874. Elle assure aux ouvriers qui en font tous partie des avantages considérables. Moyennant un versement mensuel s’élevant à 1 % du montant de leur salaire, les adhérents reçoivent gratuitement pour eux et les leurs, les soins du médecin et les médicaments du pharmacien. De plus, en cas de maladie, la caisse leur paye une indemnité journalière qui ne peut être inférieure à 1 F, ni supérieure à 2 F et qui est en rapport avec le salaire de l’intéressé. Mais ce n’est pas tout. Cette caisse est en même temps une caisse de retraite. Elle sert à l’ouvrier âgé, après 20 ans de service à l’usine, une retraite dont le montant varie de 20 F à 50 F par mois et calculée d’après le salaire moyen des trois dernières années de travail de l’ouvrier retraité qui sont généralement celle pendant lesquelles ce salaire est le plus élevé. Enfin, à ceux dont la retraite est liquidée et qui sont encore valides, l’usine confie un service peu fatigant qui, tout en les préservant de l’ennui causé parle désœuvrement, est une ressource précieuse et leur permet de vivre très facilement ; la rétribution qui leur est accordée venant s’ajouter chaque mois à leur pension de retraite.
Les intérêts moraux des ouvriers sont de la part de la direction de l’usine l’objet de la plus grande sollicitude. Une école de garçons, une école de filles comprenant chacune deux classes distinctes, une école maternelle, un cours d’adultes pour les apprentis, ont été installés par l’usine. C’est elle qui fournit le logement, le matériel, le chauffage, l’éclairage et qui rétribue le personnel attaché à ces différents cours. Plusieurs sociétés musicales, une société philharmonique, une société chorale et une fanfare de troupes permettent aux jeunes gens de passer agréablement les loisirs que leur laisse leur travail journalier et procurent aux ouvriers des séances aussi attrayantes que moralisatrices. Ces sociétés sont largement subventionnées par l’usine qui prend à sa charge tous les frais : achat, réparation d’instruments, uniformes, etc.
Ce qui précède montre, mieux que tout ce que l’on pourrait dire, la cordialité des rapports qui existent entre les patrons et le personnel qu’ils occupent.
Dressé par MM. L’Huillier et Bastien,
Instituteurs à la Verrerie de Portieux.
Vu à Portieux Centre, le 4 janvier 1900.
L’Instituteur.